-
Identités esthétiques
Pour un écrivain né dans les symboles en 1959, les années 70 correspondent à une période-socle de constitution identitaire qui hante les écrits de Philippe Le Guillou. L'affectivité des imaginaires cherche ses ancrages, ses territoires tragiques, autour de la fin de l'enfance (12 années, ce sont précisément les années de l'enfance du Christ telle qu'elle apparaît dans un des récits les plus singuliers du corpus narratif): le suicide de Montherlant, le 21 septembre 1972 projette ainsi ses rayons noirs dans les pages d'Après l'équinoxe paru chez Gallimard en 2005, révélant sur fond de désarroi la marque d'un geste définitif, signe récurrent de la clôture sur elle-même d'une époque. Cette date, associée à des lieux parisiens qui passent en boucle également dans Les Années insulaires, c'est le seuil, la marque, la violence d'une mort associée à tout un courant littéraire que Philippe Le Guillou porte en lui et dont les ombres traversent l'oeuvre. La présence de cette "droite littéraire" dans les textes et les romans, associée aux hantises chrétiennes et aux contours d'un érotisme en gestation sont à lire comme les cryptes ou les chiffres d'un séisme intérieur bien plus profond.
Avec Les Années insulaires, ce n'est plus seulement la frontière close derrière laquelle surgissent les figures fantasmées des écrivains morts, c'est la plongée d'un oeil précis et coloré sur les quelques années de transition incarnées par la présidence de Georges Pompidou. Le couple du peintre et du politique, soumis à de multiples variations depuis Les sept noms du peintre, se renouvelle ici de manière signifiante: d'un côté Kerros (où les initiés reconnaîtront le nom de Kerrod, lieu central de l'enfance, mais également les sonorités de Perros), peintre de cendres, de l'autre Pompidou, avec toute sa charge culturelle, politique et humaine. La plupart des romans de l'auteur sont habités par cette érotique du pouvoir, attraction du puissant (pape, seigneur, président) pour l'art et fascination de l'artiste pour le pouvoir incarné, d'où qu'en vienne l'assise (religieuse, démocratique, élective, initiatique).
Pourtant, le vrai vivant du dernier roman de Philippe Le Guillou, ce n'est pas le peintre, figure récurrente où l'on reconnaît des traits d'anciens personnages au risque d'un auto-pastiche parfois déconcertant, mais bien Georges Pompidou. Sa présence de chaque instant dans le récit irrigue les thématiques habituelles d'une fraîcheur étonnante, au point que le regard de Pompidou, sa focale instinctive (oeil curieux, mémoire totale, voracité picturale volée au temps présidentiel) semblent féconder l'imaginaire du peintre dont les va-et-vient étranges entre Paris, la Bretagne et Venise (polarités bien connues) sont autant d'exils créatifs animés par l'électricité directe ou indirecte des rares rencontres avec la figure royale de Pompidou.
Et dans Pompidou, la couleur. Le corps présidentiel ouvert sur un prisme au moment du grand éventrement (l'auteur préfère éventration) du plateau Beaubourg livré aux "bétonneurs" et aux architectes du futur centre d'art contemporain dont l'inauguration sera un fiasco. Peint d'abord d'après nature, le président au règne éphémère et frustré, se métamorphose peu à peu, dans la double focale de l'ekphrasis d'une création, en une conscience esthétique isolée au sein des lignes douces et futuristes de Paulin, dans les beiges, les blancs et les bleus Klein. Dans le jeu du peintre et du modèle, où Philippe Le Guillou retrouve la figure obsessionnelle et duelle de Philippe de Champaigne et Richelieu, surgit au coeur du roman une étonnante synergie entre le modèle et la vision qu'il porte sous la forme étincelante de la chambre d'Agam. La figure du peintre s'efface alors pour devenir simple témoin d'une solitude absolue dans le dialogue des couleurs.
Le mystère Pompidou réalisé dans l'alliance des prismes d'aluminium et des désirs inaboutis, au seuil d'une maladie qui dévastera ce qui demeurait en lui d'énergie, c'est à ce moment de l'écriture un passage surréaliste et méditatif qui retourne la vision politique de la période en problématique esthétique et drame intérieur. Le roman lui-même, de page en page, devient plus dense. Après un premier chapitre anecdotique et scandé, le rythme passionnel de l'écriture tend vers la recherche de la tension entre politique et modernité. Le regard de Philippe Le Guillou sur l'incarnation physique d'une nation balaie très rapidement la figure prétexte du peintre pour faire entendre une voix bien différente, celle de l'essayiste et de l'esthète qui n'a cure du roman. Seules lui importent la cristallisation révélée de la cruauté et de l'absolu, l'union multidimensionnelle des pouvoirs de l'art et du politique.
Luc Vigier - Tous droits réservés, 2014.
-
Commentaires