• Paradoxes d'une singularité classique

    L'oeuvre deParadoxes d'une singularité classique Philippe Le Guillou occupe une place singulière dans le champ littéraire contemporain. Héritier de toute une tradition française et des postures d'écrivains qui lui sont associées, Philippe Le Guillou se réclame volontiers de Chateaubriand, de Stendhal, de Proust, de Malraux, de Montherlant et de Gracq. La tendance naturelle de cet écrivain le porte assez évidemment vers des écritures gravées, à la musicalité étudiée et au rythme architectural. Et si l'on se penche sur ses premiers romans, où se déversent les élans d'une parole intérieure portée à incandescence, c'est bien cette dimension musicale qui apparaît d'abord, avant que l'on découvre dans l'inscription du chant la matière première de toute l'oeuvre future, qui s'ancre dans les paysages du Finistère Nord, matière riche en souvenirs, en affections, en récits et rituels. Rien d'anecdotique dans cet attachement, si fortement revendiqué et repris, inlassablement, comme lieu du retour et du ressourcement. Les Marées du Faou, en 2003, ont explicité la référence autobiographique des signes disséminés dans les romans, qui fonctionnent souvent comme cellules de remémoration, mais étrangement, ce récit renvoie l'autobiographie à l'univers romanesque, se montrant presque plus efficace dans l'évocation des territoires des fictions d'enfance que les romans eux-mêmes où affleurent, comme filières géologiques érodées par les vents salés, des fragments de confessions ou des images primitives issues des premiers récits. Il s'agit d'autre chose: raconter sa vie n'a jamais été pour Philippe Le Guillou un objectif premier. Si l'oeuvre est parfois bruyante, forte, appuyée, redondante et ressassante, exhibant un monde particulierement itératif, l'homme est discret et ne s'étend guère sur les émotions et les déchirures, si ce n'est dans des récits poignants comme Fleurs de tempête. Mais c'est aussi et chronologiquement d'abord dans la fiction et sous des masques multiples que les repères fondamentaux de l'imaginaire se disent et se cherchent, au sein d'un univers de symboles et de signes qui, pour être repris avec une constance étonnante de roman en roman, n'en déploie pas moins, d'année en année, un réseau considérable d'allusions structurantes qui font des terres originaires de Brest, du Faou ou de Rennes, une géographie mythologique qui puise abondamment dans la fascination sans limite, sans réserve et sans pudeur cette fois des rites religieux et des élans mystiques. On s'agace parfois, de cette densité, de ces reprises et l'oeuvre apparaît dès lors, malgré ses variations génériques assez marquées ces dernières années, comme une seule et même parole produite par un Récitant global, dominant personnage et auteur, figure théâtrale majeure d'un ensemble résolument narratif et chanté. L'attachement de Philippe Le Guillou à un christianisme revendiqué, non pas radical mais sincère envers lui-même, loin des compromissions du siècle et des effets de mode, pourrait de même renvoyer cette écriture aux atmosphères oubliées des romans de Bernanos. De fait, ce romancier, à l'abri de la maison Gallimard, marche à contre-courant, rejette le rejet religieux, accentue à chaque livre la force de cet engagement-là, écrit son deuxième roman sur la papauté (Le Pont des Anges, Gallimard, 2012), n'en démord pas, et embarque volontiers son lecteur, non sans humour et distance, dans l'exploration de domaines devenus obscurs. Rien de plus étranger à l'auteur de ce site qui ne perçoit pas tout à fait de la même manière les desseins du clergé contemporain. A vrai dire, et c'est un état d'esprit que les familiers des ambiances mystiques de Bretagne connaissent un peu, je ne suis pas certain que l'essentiel littéraire de l'oeuvre se situe dans l'adoration des prêtres, des papes aux carnations d'or cuit et des tabernacles enfouis aux creux des petites chapelles d'Armor. D'abord parce qu'il faudrait y ajouter d'autres figures, qui sont systématiquement l'envers, le contre-point ou la contre-marque des figures mystiques: ce sont les écrivains, puis les peintres, les cartographes, les dramaturges, les poètes qui abondent véritablement dans les romans de Philippe Le Guillou. C'est dans l'association des écrivains solitaires, exilés, vieillissants, enfermés et des statues mystiques que se lit la dualité féconde et singulière de cette écriture qui ne se referme pas. Les romans, nombreux, sont autant de tentatives d'une saisie simultanée du prêtre et de l'écrivain, ce clerc double, ou cette dualité clericale qui fonde en identité et en sens le désir d'écrire. Ensuite parce que cette projection explore, au-delà de la seule thématique des initiations, deux types de transgression: la transgression rituelle et régressive d'un contexte d'accélération et de futilités séculaires au profit d'une évolution spirituelle intemporelle et la transgression jouissive de cet enfermement vers l'affirmation extatique d'une existence ouverte au vivre. L'écriture se laisse habiter par ces mouvements contraires, sensible à l'intérieur des romans mais aussi d'une oeuvre à l'autre, et l'on peut inclure dans cet ensemble les essais, qui paraissent plus rarement, comme les repères esthétiques assez nets d'une vision du monde filtrée par l'art et son approche intuitive. C'est ce qui constitue peut-être la discipline de cette oeuvre, qui ne se veut pas seulement soumise aux impératifs transcendantaux et aux grandes orgues de Saint-Eustache. Il s'agit peut-être, au-delà d'une forme de syncrétisme anthropologique assez singulier, d'un exercice méditatif, qui semble reprendre d'anciens paradigmes littéraires et qui, sous les allures du disciple, révèle les éclats de voix d'un maître, non pas au sens de l'autorité et de l'orgueil, mais au sens pédagogique du terme. C'est qu'il y a ici un élan inextinguible d'explication et d'interprétation, donnant aux écrits de Philippe Le Guillou une dimension métapoétique assez déstabilisante, plaçant parfois involontairement le lecteur en situation d'écoute d'une analyse que le Récitant fait devant lui, le dépossédant de son autonomie, expliquant dans le texte même la grande prose du monde, et imposant au final dans le descriptif l'intégration du commentaire cylcique d'une anthropologie de l'imaginaire. Voir les signes ne relève dès lors pas de la seule herméneutique religieuse mais appartient pleinement à une archi-lecture de soi dont l'écriture romanesque serait l'expression, condamnée à se renouveler sans cesse. Le rythme de publication ferait ainsi partie intégrante du rituel, qui tenterait de saisir dans l'instant les scansions souterraines d'une temporalité indépendante, et l'on envisagera ici non seulement de revenir sur les étapes constitutives de cette singularité mais d'observer les inscriptions à venir. Les entretiens et les documents (manuscrits) présents sur le site précédent seront prochainement transférés sur cette page.

     Luc Vigier (Université de Poitiers, ITEM-CNRS)-  Tous droits réservés, 2013.

     


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